Einstürzende Neubauten – Lament (2014 – Mute)

Lament a beau être le dernier album studio des légendes de la musique industrielle Einstürzende Neubauten, le groupe ne saurait trop insister sur son caractère « à part » au sein de sa production. Il s’agit en fait d’une « reconstitution » d’une performance à l’origine destinée à la scène, commandée par la ville belge de Dixmude dans un ensemble de commémorations de la Première Guerre mondiale, et exécutée à même le champ de bataille. Si le spectacle a également été interprété dans des salles de concert plus « traditionnelles », et si la bande à Blixa Bargeld a livré cette « recréation » sous la forme d’un enregistrement « à froid », cette origine bien singulière ne doit jamais être perdue de vue. Lament, c’est rien de le dire, est donc un album-concept pour le moins singulier.

Au-delà même de sa seule raison d’être, à vrai dire. La réflexion sur la Première Guerre mondiale, qui selon le chanteur n’a jamais pris fin, autorise en effet le groupe à revenir sur ses fondamentaux dans une épatante synthèse. L’album, pour être assez calme dans l’ensemble (paradoxalement ?), est ainsi introduit par une séquence bruitiste pure (« Kriegsmaschinerie ») qui nous ramène d’emblée aux premières heures du groupe, les plus radicales, tandis que l’extraordinaire « Der 1. Weltkrieg (Percussion Version) », long morceau qualifié par Bargeld de « musique statistique » et qu’il présente comme une « composition assistée par Wikipedia » (les tuyaux sur lesquels s’excite le groupe représentant les pays impliqués dans le conflit, et la rythmique renvoyant directement à l’écoulement des jours, tandis que les voix, dans une litanie froide et monotone, énumèrent les batailles), ne manque pas d’évoquer certaines pièces percussives assez typiques des albums des années 1980, récapitulées avec un brio sans égal. Mais la mélodie à la façon des productions plus récentes n’est bien entendu pas négligée pour autant (par exemple dans le très beau « How Did I Die ? »).

La performance, riche de recherches et mûrement réfléchie (le livret en témoigne assurément, et Blixa Bargeld s’est beaucoup exprimé par ailleurs sur le processus de composition de Lament), joue en effet sur le charnel comme sur le cérébral. Et les collages divers et variés, façon dada, caractéristiques du groupe, s’appliquent tant à la musique qu’aux textes, qui résultent d’emprunts multiples, parfois éloquents (les ironiques « Hymnen » et « The Willy-Nicky Telegrams », par exemple), parfois plus obscurs : l’occasion de rendre hommage au poète flamand Paul van den Broeck ou encore aux Harlem Hellfighters, le premier régiment purement afro-américain envoyé sur les champs de bataille internationaux, qui, via son groupe, a introduit le jazz alors inconnu en Europe – Einstürzende Neubauten se livrant à des reprises étonnantes mais toujours bien vues.

Album à part, Lament déploie son concept avec une intelligence qui fait souvent défaut au genre. Complexe, surprenante, cette performance d’une étonnante cohérence dans sa diversité convainc de bout en bout ; à tel point, à vrai dire, qu’on est tenté d’y voir la meilleure livraison d’Einstürzende Neubauten depuis pas mal de temps : le groupe ne s’est certes jamais compromis, et les précédents albums studio sont tous très recommandables, mais, avec Lament, il atteint (ou retrouve) des sommets d’intelligence, d’expérimentation et de pertinence. Superbe.

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