Jim Jarmusch et la musique : « Limits of Control »

Isaach de Bankolé, "The Limits of Control" Depuis Stranger Than Paradise qui le fit découvrir, Jim Jarmusch a toujours fait le même film tout en revisitant le cinéma du Western au film sentimental. Son dernier film reste à la fois un road movie, un film d’enquête filée plus ou moins policière (mais jamais policée) et surtout un cinéma d’initiation et d’identité. Comme son William Blake de Dead Man tous ses personnages sont à la recherche de la pureté à travers ce qu’on considère comme le mal. D’autant que lorsqu’ils veulent s’en dégager, à l’image de Ghost Dog le tueur mystique, ils ne peuvent que s’y affirmer puisque c’est là le chemin d’accès à leur vérité.

Après Broken Flowers décevant sous cynisme un peu trop doucereux et en retrait par rapport au reste de sa filmographie, Jarmusch retrouve toute sa force avec The Limits of Control. On y retrouve un de ses acteurs fétiches, Isaach de Bankolé (le marchand de glaces inénarrable et incompréhensible de Ghost Dog). Il incarne un tueur solitaire en fuite qui tente par tous les moyens de mener à bien sa funeste mission. Un job qui le conduira à travers l’Espagne et au sein de sa propre conscience. Tout Jarmusch est donc dans cette nouvelle œuvre où l’on retrouve d’autres habitués des castings du réalisateur (Bill Murray, Alex Descas, Tilda Swinton ou encore John Hurt) mais aussi des nouveaux venus (Jean-François Stévenin et Gael Garcia Bernal).

Jim Jarmusch, Isaach de Bankolé

The Limits of Control est avant tout un film ludique. L’auteur le définit autant « comme un jeu d’enfants que comme un film au scénario classique. Je l’ai d’ailleurs construit comme un puzzle. J’avais envie de prendre le spectateur par la main et de l’emmener en promenade dans mon univers, un peu comme je l’ai fait avec les acteurs qui ont accepté facilement les règles que je leur ai fixées ». Mais méfions-nous d’une telle affirmation même si elle peut définir tous les films de Jarmusch. Toutefois contrairement à d’autres de ces films celui-ci s’est construit en plusieurs années selon la technique des sketches développée dans Coffee ans Cigarettes. Mais ici ils sont réunis dans un seul long métrage sous la forme de film d’espionnage proche du cinéma expérimental. Une nouvelle fois le réalisateur se démarque des codes de narration habituelle pour offrir un divertissement des plus sérieux dans la veine de Dead Man. Se découvre la même impression de moments pris sur le vif.

En ressort la liberté caractéristique qui reste la marque de fabrique de l’auteur. Son cinéma reste par excellence le modèle de l’indépendance, du refus de se plier à la loi de producteurs comptables qui veulent dicter leur loi. Jarmusch n’en a que faire. C’est son luxe et aussi son génie. « Le jour où je serai obligé de me plier à la dictature de l’argent, j’arrêterai de faire des films pour me consacrer à fond à la musique ! » écrit celui pour lequel cet art reste partie prenante de son travail. Chaque bande son de l’auteur le prouve depuis Gene Vincent de Stranger Than Paradise en passant par Elvis Presley de Mistery Train, Neil Young pour Dead Man, une pléiade de rappeurs (RZA, GZA) pour Ghost Dog sans parler de Tom Waits, d’Iggy Pop et des autres jusqu’à Sun O))) aujourd’hui. La musique est capitale dans tous ses films. Pour le dernier il s’est beaucoup basé sur le travail du groupe Sun O))) pour construire la trame : « tout mon boulot est basé sur la musique. Je suis venu au cinéma presque par hasard, mais la musique est indispensable à mon équilibre. Si je ne pouvais plus en écouter, je préférerais être mort. C’est ma principale source d’inspiration ».

John Hurt, "The Limits of Control", Jim Jarmusch

Jarmusch éprouve viscéralement le besoin d’échapper au cadre trop rigide dans lequel on tente souvent d’enfermer le cinéma et c’est pourquoi chacun de ses films est une manière de revisiter le problème du mal et du bien sous divers genres. A sa manière ce dernier film est une parodie du film épique, c’est un roman de chevalerie de l’ère post-moderne. Pour y parvenir, sans méthode particulière le créateur veut avant tout faire oublier à ses comédiens qu’ils jouent une comédie – « Si j’y parviens, j’estime avoir fait mon boulot » écrit-il. Et c’est pour cela qu’il lui arrive de faire jouer des musiciens. Ce qui compte, ce sont les rapports de complicité qui se développent entre lui et ses acteurs professionnels ou non.

Jarmusch se présente comme l’anti-Michael Bay. Ses films peuvent être considérés comme des pauses dans les siens. Il tourne ce qu’il ne montre jamais ! « Ce serait drôle de voir sa version de Dead Man ou de Ghost Dog : ça se bagarrerait tout le temps ! » écrit-il. Et il ajoute « Je n’ai rien contre Michael Bay. Je comprends sa logique, mais j’aimerais que son exemple ne soit pas le seul à paraître viable aux maisons de production » . Le cinéma de Jarmusch peut paraître (à l’exception peut-être de Broken Flowers et des malentendus qu’il génère) de l’anti-cinéma. Pourtant si le réalisateur semble se dérober à certaines attentes des spectateurs ce n’est pas pour les frustrer mais parce que le cinéma est suffisamment vaste et ouvert, au moment où tout se rétrécit et qu’on peut offrir autre chose que de l’attendu. L’auteur résume sa vision ainsi : « Que puis-je donc enlever de mon film que les gens aimeraient y trouver ? Ils veulent de l’action, du drame, des sommets d’émotion. Une fille est nue, ils veulent du sexe. J’ai essayé de me débarrasser de tout ça et de réaliser quand même un film noir capable de toucher le public, même si l’émotion est purement visuelle. Pas par esprit de négation. Au contraire. Je suis pour la beauté et la variété de gammes qu’offre le cinéma ». Planant plus que lent le film a été un échec aux USA. Ce qui n’enlève rien à sa perfection (au contraire…).

« Pas de flingue. Pas de sexe. Comment fais-tu pour tenir ? » dit un personnage du film et cela peut synthétiser cette œuvre prenante, paradoxale, passionnante et complexe entraînée par Isaach De Bankolé en criminel au sang froid, serein, ramassé, concentré. Sorte de parodie des séries noires mais selon une autre approche que Point Blank de John Boorman ou de Made in USA, Detective ou encore Nouvelle Vague de Jean-Luc Godard, Jarmusch crée un film efficace et glacé dont le héros n’est distrait ni par les filles, l’alcool ou les fêtes à l’image du Ghost Dog, et contrairement à Dead Man un temps trahi par sa sexualité. Jarmusch a d’ailleurs une passion pour le genre du film noir. Et s’il tourne celui-ci en Espagne c’est simplement pour un immeuble fascinant, les Torres Blancas, que l’on aperçoit sur la route de l’aéroport lorsqu’on arrive à Madrid. « Je me suis toujours demandé pourquoi personne n’avait eu l’idée d’y réaliser un film. » dit l’auteur. Tout est parti de là pour aboutir peut-être à son film le plus philosophique.

Le cheminement intérieur proposé par Jarmusch à travers son personnage central joue sur un système de répétition pour proposer une vision éthique et porteuse de sens qui déjouent une simple vision morale orthodoxe qui grince ici. Les séquences se suivent dans une forme cyclique. Isaach de Bankolé interprète un personnage au passé non défini. Il atterrit dans un récit dénué de toutes explications sur sa vie et ses motivations. Il rencontre des personnages énigmatiques sortis peut-être des méandres de son esprit, lors de séquences aux musiques saturées et au sein de discussions apparemment absurdes. Sur la lancée de Coffee and Cigarettes on retrouve une construction influencée par une pensée bouddhiste fondée sur l’idée de cycle de vie et sur la perdition apparente d’un personnage perdu dans des lieux sans attaches au symbolisme à peine caché. Dans son voyage spirituel, le tueur semble extérieur à lui-même. Il ne prend conscience de son existence qu’en regardant des toiles de maîtres. Peu à peu, il observe le monde comme une peinture jusque dans l’observation d’une femme nue et diaphane, d’un bar, d’une ruelle ou encore dans la dégustation d’un café. Et l’apparition de l’actrice Youki Kudoh au milieu du film nous projette ainsi vingt ans en arrière, lorsqu’elle celle-ci nous émerveillait dans Mystery Train.

Tout se passe dans The Limits of Control comme si la fête était finie. Mais les archétypes chers à Jarmusch restent fixés. L’auteur se refuse à installer la culpabilité au fond de l’être. Elle n’est jamais entretenue et joue à contre courant. Elle est pour le réalisateur l’inverse de l’espérance et représente la déchirure de toute joie puisqu’elle reste liée au socle de douleur et de contradiction. Chez Jarmusch elle ne divise pas. Pour lui la coupure entre le bien et le mal, de la chair et de l’esprit, de l’éternité supposée et surtout du temps gâché n’existe pas. Tout se déroule en parfaite ouverture, en toute innocence plus qu’en perversité. Isaach de Bankolé semble vivre pour l’autre qu’il contient et qui a mûri dans sa conscience qui n’a rien à voir avec celle d’une quelconque faute. La conscience ne fait que donner à partager le silence dans le désert du naître et du mourir. La catastrophe a déjà eu lieu. Il n’existe plus de figure d’un père archaïque, lumineusement noir. La vie est à l’envers mais ne manque pas de sens. Simplement le sens se situe par delà le bien et le mal. Sans penser à un dieu. L’amour vient d’ailleurs, du crime envers l’autre tant il y a de mal à vivre et assurer un sentiment pacifié. Toutefois chez le réalisateur l’homme ne porte pas en lui par sa naissance un pouvoir diabolique qui engendre la faute. Du possible pouvoir démoniaque de l’homme Jarmusch créé des facteurs d’émancipation de l’homme. Un homme mélancolique certes mais un homme tout de même et qui n’outrage pas le ciel. Il sait se libérer de manière naturelle et amorale des pulsions destructrices en faisant sauter la chape de plomb de son Ange noir. Il sort instinctivement de l’insupportable désarroi, de la sidérante noirceur de la dépression, de la Melancolia même s’il semble y plonger. Et lorsque le réel revient il convient de tenter de biffer ses irruptions, ses pointes.

La bande son est créée pour ça. Grâce à son incursion le miroir du réel ne reflète rien. Certes, le héros peine à concevoir le temps du fond de sa fatigue plus que de son mal être. Le plafond du ciel est bas. Le héros s’y tient voûté. Mais au lieu de s’y dissoudre, de s’y sédentariser il avance dans la réalité comme dans un musée. Tout demeure pelliculaire. Se faire comprendre et vivre revient à passer, par la musique, au silence. Pas besoin de regarder l’avenir. L’esprit est dans le corps comme un ballet dans le cul. Mais c’est par lui que la conscience telle une peau envoûtée se vidange. Refusant toute régulation le héros tente de sa retrouver « par la bande ». S’il détruit c’est sans le savoir pour se devenir tout en restant étranger au réel. La pulsion est restée sans cadre, repère, limite et privation. Le personnage central se contente de se sentir intrus dans un univers qui lui demeure étranger. Il le considère comme un effacement »jusqu’à plus rien depuis ses tréfonds / qu’à peine à peine / n’importe comment n’importe où ». (Beckett). A la fin il y aura le tapage du silence par toutes les musiques qui s’entendent encore et que bientôt on qu’on n’entendra plus. Mais le spectateur comme le héros n’est libre que par leur blasphème. Sans crédit, sans statut, ni pardon. Ce mot d’ailleurs ne veut rien dire dans l’ablation du nom et sa perdition voulue. Fantômes que fantômes. Abasourdis, sonnés. A la fin il y a ni victime, ni bourreau. Que ça, le silence. Sa dernière attente. Il faut accepter de disparaître dedans.

The Limits of Control by Jim Jarmush

Be Sociable, Share!
A propos JPGP
Honorable poète, fin critique et mélomane terrible.

1 Commentaire le Jim Jarmusch et la musique : « Limits of Control »

  1. Chouette chronique!

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

*